
Dans un ‘’courrier des lecteurs’’ publié par la presse réunionnaise en juin dernier, j’ai signalé que Marie-Thérèse de Chateauvieux, ex maire de Saint-Leu, n’a pas été la première, mais la 5ème femme à siéger au Conseil Général de La Réunion. En fait, elle a été la 6ème femme à exercer un tel mandat depuis octobre 1945.
Cette année-là, les femmes sont devenues pour la première fois électrices et éligibles à tous les scrutins politiques. C’est donc par erreur que je n’ai pas mentionné dans la liste nominative d’élues cantonales le nom de Marie Gamel, à qui je me propose de rendre hommage à l’occasion du 27ème anniversaire de son décès.
Fille de l’adjudant de gendarmerie Édouard Guyot et de Marie-Angelina Manès, Marie Gamel est née à Saint-André le 25 juillet 1896. Elle est scolarisée dans des conditions relativement bonnes. Ce qui constitue un privilège pour les filles de son âge à une époque où la plupart de celles-ci n’ont pas d’autre choix que de se préparer à être de bonnes femmes de ménage.
Le 7 septembre 1922, l’unique fille des époux Guyot se marie à Gabriel-André Gamel, un gendarme originaire du département du Gard (Sud de la France), avec qui elle aura un fils et deux petits enfants, qu’elle comblera d’affection. Le couple s’installe alors au bord de la rivière Saint-Jean à Saint-André, sur une propriété de quelque 3.000 m2, qui se couvre rapidement de canne à sucre cultivée par des journaliers agricoles.
Agricultrice, c’est au demeurant la profession qu’exerce officiellement Marie Gamel, qui passe beaucoup de temps dans son jardin potager et son jardin d’agrément. Son époux se consacre pour sa part à sa profession de gendarme ; une profession qui, dans La Réunion coloniale, s’apparente à celle de l’assistance sociale d’aujourd’hui.
Tout naturellement, Marie Gamel éprouve le besoin et aussi le plaisir de compléter bénévolement le travail de son mari en devenant écrivaine publique. Sollicitée quotidiennement par une population presque totalement analphabète, elle acquiert rapidement l’estime des Saint-Andréens. Ce qui constituera pour elle un précieux tremplin pour se lancer en politique.
Un début remarqué en politique
À ce sujet, il est bon de rappeler que la violence, une violence extrême, est la caractéristique essentielle de la vie politique à l’époque coloniale et que le jeu politique, dont les acteurs sont exclusivement des hommes, est souvent faussé par des fraudes grossières, rarement sanctionnées pénalement. Les femmes qui s’y aventurent ont donc un immense mérite. C’est le cas de Marie Gamel.
Après avoir été co-fondatrice du Comité Républicain d’Action Démocratique et Sociale (CRADS) le 11 mars 1945 à Saint-Denis — Comité dont la revendication phare est la transformation de La Réunion colonie en département —, elle est candidate à Saint-André le 27 mai 1945 sur la liste du CRADS conduite par le notaire Hervé Grondin et devient son adjointe. C’est un poste qu’elle conservera jusqu’en août 1957, date de la dissolution arbitraire du Conseil municipal de Saint-André par le Préfet Jean Perreau-Pradier.
Son assiduité à la mairie est d’autant plus remarquée que son mari décède brutalement le 28 décembre 1945. Les compétences et la disponibilité de Marie Gamel la conduiront à faire fonction de maire peu avant le décès du maire, le docteur Raymond Vergès, survenu à son domicile de Saint-André le 2 juillet 1957.
C’est alors, à bord d’un car ‘’courant d’air’’, qu’elle se rend quotidiennement à la mairie distante de sa maison de quelque 4 km, effectuant souvent le trajet inverse à pied, l’unique véhicule de fonction de la commune n’étant pas toujours disponible. Candidate à sa réélection aux municipales partielles du 15 septembre 1957, elle est victime de la fraude organisée ouvertement par le Préfecture.
Conseillère municipale de Saint-André pendant 12 ans, Marie Gamel a été aussi conseillère générale du 2ème canton de cette commune du 13 novembre 1949 au 3 juin 1961. Sa première élection au Conseil général a eu lieu dans des circonstances qui méritent d’être sommairement rappelées.
Le premier renouvellement total de l’après-guerre du Conseil général de La Réunion s’est déroulé les 2 et 9 octobre 1949. Dans le 2ème canton de Saint-André, le candidat communiste André Hoarau, père de 9 enfants — dont Michel-Charles et Claude, bien connus des Réunionnais — élu dès le premier tour, est victime dans la soirée du 2 octobre d’une pneumonie, qui finira par le terrasser 19 jours plus tard.
Une Réunionnaise très engagée
Une élection partielle, à laquelle se présente Marie Gamel, a donc lieu le 13 novembre 1949. La popularité de cette dernière est telle que le candidat de droite au premier tour, Ariste Welmant, se retire purement et simplement. Seule à se présenter au scrutin du 13 novembre, Marie Gamel améliore le score d’André Hoarau de 185 voix.
Au cours de ses 2 mandats de conseillère générale, Marie Gamel participe à des débats relatifs à des dossiers extrêmement importants pour l’avenir du pays. Arrêtons-nous à un seul de ces dossiers : la fermeture du chemin de fer de La Réunion.
Devant la forte probabilité d’une fermeture prochaine du chemin de fer, les 1.600 agents du CPR (Chemin de fer et Port de La Réunion), dont 350 seulement sont titulaires de leur poste, se mettent en grève du 2 octobre au 3 novembre 1950. Au cours de cette période, l’arrêt de travail est également total chez les quelque 1.500 dockers du port de La Pointe des Galets.
Les grévistes d’octobre 1950 ne se trompent pas : le 27 décembre 1950, un décret signé du Président du Conseil des Ministres, René Pléven, dissout le CPR à compter du 31 décembre 1950, prétextant qu’il s’agit là d’une des conséquences de la loi du 19 mars 1946, f aisant de La Réunion un département français. La réalité est toute autre.
Le président du Conseil général, Roger Payet, avait en effet déclaré deux mois plus tôt, le 26 octobre 1950 : «Nous ne pouvons garder un organisme où l’esprit de revendication est devenu chronique». Déclaration faite sans consultation préalable des conseillers généraux.
Il est bon de préciser que la dissolution du CPR signifie son morcellement. Les branches rentables (ateliers, matériel naval, docks) sont concédées aux entreprises privées. Le chemin de fer, déficitaire, reste à la charge du Conseil général, qui se hâtera de s’en débarrasser pour lui substituer la route, source de profit pour le privé. D’où la nécessité de construire d’urgence la «route en corniche».
Des débats truqués
Le dossier «chemin de fer et route en corniche» vient en «débat» au Conseil général en décembre 1953, avril 1954 et juin 1958. À vrai dire, il ne s’agit que de pseudo-débats. Il faut savoir en effet que, d’octobre 1949 à septembre 1988, les élus communistes et apparentés sont exclus des commissions et des missions. En séance plénière, ils sont informés des décisions prises parfois par Paris, où la majorité dispose de puissants relais, parfois par la Préfecture; des décisions qui ne souffrent d’aucun amendement. Pour étayer mon affirmation, il suffit de se reporter aux procès-verbaux des séances de l’époque.
Ainsi, le 2 décembre 1953, il est fait état de la volonté de la majorité du Conseil général de construire au pied du Cap Bernard une «route en corniche» préalablement à la suppression du chemin de fer. Le groupe communiste, dont fait partie Marie Gamel, condamne sans appel ce monstrueux projet et en donne les raisons. Ce qui laisse de marbre la majorité. La «route en corniche» sera construite. Dangereuse et ruineuse, elle ne restera ouverte que pendant 13 ans (1963-1976).
Le 21 avril 1954, un nouveau débat truqué. Le président Roger Payet donne d’abord lecture des décisions prises par le préfet Pierre Philippe relatives aux différentes étapes de la fermeture du chemin de fer. Puis — ce qui n’était pas prévu à l’ordre du jour — le président lit le texte d’une motion qui se termine ainsi : «Le Conseil général (…) renvoie la décision à l’autorité de tutelle».
Sans le moindre débat, la motion — dont on ignore le nom du rédacteur — est mise aux voix. Aux protestations indignées du groupe communiste, le président réplique d’un ton ferme : «Votez, vous prendrez la parole après». «Vous commettez une lâcheté», lui crie le conseiller Henri Lapierre, pour qui s’en remettre au ministère, alors qu’il s’agit de la liquidation du chemin de fer, c’est apporter sa caution au «véritable crime qui se prépare». Malgré les vives protestations de l’opposition, la séance est levée après le vote de la motion (16 voix pour, 10 contre).
Le 17 avril 1958, le Conseil général est appelé enfin à donner son avis sur le mode de financement de la «route en corniche». «Une route large et moderne», nous avait assuré le préfet Pierre Philippe, qui en avait posé la première pierre le 16 février 1954. Et le préfet Jean Perreau-Pradier, présent à cette séance de 1958, d’en remettre une couche : «L’ouvrage sera peu vulnérable aux cyclones et aux raz-de-marée».
Quant au mode de financement, qui consiste à affecter à la «route en corniche» 50 % du fonds routier (alimenté par la taxe sur les carburants payée majoritairement par les plus pauvres), il «nous prive des moyens de moderniser l’ensemble du réseau routier de l’île», fait observer le groupe communiste. Un réseau routier en bien piteux état (426 km bitumés sur 1.632 km). Précisons que, d’un coût initial de 1 million 600.000 francs CFA, cette route coûtera finalement presque 2 fois plus cher. Est-il besoin de redire qu’il n’a été tenu aucun compte des observations du groupe communiste ?
De nombreux engagements
Parallèlement à son engagement dans les collectivités locales, Marie Gamel s’est aussi investie remarquablement dans les organisations syndicales, politiques et associatives de La Réunion.
Ainsi, lorsque se crée, le 30 novembre 1947, la fédération réunionnaise du Parti Communiste Français, elle y prend place au premier rang. La remarque vaut aussi lors de la transformation de cette fédération en Parti Communiste Réunionnais, les 17 et 18 mai 1959.
Par ailleurs, avec notamment l’employée de banque Isnelle Amelin et les sages-femmes Alicia Mazaka et Alice Peverelly, elle est co-fondatrice, le 8 novembre 1946, de la section réunionnaise de l’Union des Femmes Françaises (UFF); une organisation féministe fondée en France le 21 décembre 1944 par Eugénie Cotton, première femme française à obtenir en 1904 l’agrégation de physique.
L’UFF se donne pour but de réduire les inégalités entre hommes et femmes. Dans ce domaine, tout est à faire à La Réunion, où les femmes n’ont pratiquement pas accès à l’espace public et où, pour la plupart d’entre elles, la vie n’est qu’une longue souffrance. Marie Gamel préside l’UFF de La Réunion jusqu’au 14 septembre 1958, date à laquelle l’UFF devient l’Union des Femmes de La Réunion (l’UFR), dont elle restera une des dirigeantes.
Marie Gamel milite également au sein des syndicats de planteurs. C’est à ce titre qu’elle participe en 1955 aux côtés de Paul Vergès à la grande bataille visant à empêcher la fermeture de l’usine sucrière de Quartier-Français. Lorsque se constitue le 23 décembre 1956, sous la présidence de Bruny Payet, la Fédération des Syndicats de Planteurs de La Réunion, la vice-présidence de cette fédération lui est confiée.
Marie Gamel a évidemment été présente dans toutes les luttes visant à obtenir l’application à La Réunion de l’égalité des droits sociaux avec la France, comme prévu par la loi Vergès - de Lépervanche du 19 mars 1946. Des luttes qui ont duré un demi siècle et n’ont abouti qu’après son décès pour ce qui concerne l’alignement à La Réunion sur la France des allocations familiales (31 juillet 1991) et du SMIC (1er janvier 1996).
Ajoutons que les combats auxquels a participé Marie Gamel pour la défense des libertés lui a assurément apporté une immense satisfaction puisqu’ils ont débouché notamment sur un considérable assainissement du climat électoral à La Réunion. On peut citer aussi l’abrogation par l’Assemblée nationale unanime le 10 octobre 1972 de l’ordonnance Debré du 15 octobre 1960 faisant des fonctionnaires réunionnais des citoyens mineurs, victimes d’une ignoble répression.
«Un exemple pour tous»
Après une longue maladie, Marie Gamel s’est éteinte à son domicile de Saint-André, à l’âge de 94 ans, le samedi 25 août 1990 à 17 heures. Une foule d’amis et de camarades l’ont accompagnée au cimetière de la ville. Les dirigeants du PCR étaient presque tous là. On notait aussi la présence d’une délégation de la Gendarmerie Nationale.
L’éloge funèbre, prononcé par l’élu saint-andréen Yvon Virapin, s’achève par ces mots : «que l’engouement de celle qui symbolisait la vieille génération des lutteurs fidèles jusqu’à la dernière minute soit un exemple pour nous tous».
Cette année-là, les femmes sont devenues pour la première fois électrices et éligibles à tous les scrutins politiques. C’est donc par erreur que je n’ai pas mentionné dans la liste nominative d’élues cantonales le nom de Marie Gamel, à qui je me propose de rendre hommage à l’occasion du 27ème anniversaire de son décès.
Fille de l’adjudant de gendarmerie Édouard Guyot et de Marie-Angelina Manès, Marie Gamel est née à Saint-André le 25 juillet 1896. Elle est scolarisée dans des conditions relativement bonnes. Ce qui constitue un privilège pour les filles de son âge à une époque où la plupart de celles-ci n’ont pas d’autre choix que de se préparer à être de bonnes femmes de ménage.
Le 7 septembre 1922, l’unique fille des époux Guyot se marie à Gabriel-André Gamel, un gendarme originaire du département du Gard (Sud de la France), avec qui elle aura un fils et deux petits enfants, qu’elle comblera d’affection. Le couple s’installe alors au bord de la rivière Saint-Jean à Saint-André, sur une propriété de quelque 3.000 m2, qui se couvre rapidement de canne à sucre cultivée par des journaliers agricoles.
Agricultrice, c’est au demeurant la profession qu’exerce officiellement Marie Gamel, qui passe beaucoup de temps dans son jardin potager et son jardin d’agrément. Son époux se consacre pour sa part à sa profession de gendarme ; une profession qui, dans La Réunion coloniale, s’apparente à celle de l’assistance sociale d’aujourd’hui.
Tout naturellement, Marie Gamel éprouve le besoin et aussi le plaisir de compléter bénévolement le travail de son mari en devenant écrivaine publique. Sollicitée quotidiennement par une population presque totalement analphabète, elle acquiert rapidement l’estime des Saint-Andréens. Ce qui constituera pour elle un précieux tremplin pour se lancer en politique.
Un début remarqué en politique
À ce sujet, il est bon de rappeler que la violence, une violence extrême, est la caractéristique essentielle de la vie politique à l’époque coloniale et que le jeu politique, dont les acteurs sont exclusivement des hommes, est souvent faussé par des fraudes grossières, rarement sanctionnées pénalement. Les femmes qui s’y aventurent ont donc un immense mérite. C’est le cas de Marie Gamel.
Après avoir été co-fondatrice du Comité Républicain d’Action Démocratique et Sociale (CRADS) le 11 mars 1945 à Saint-Denis — Comité dont la revendication phare est la transformation de La Réunion colonie en département —, elle est candidate à Saint-André le 27 mai 1945 sur la liste du CRADS conduite par le notaire Hervé Grondin et devient son adjointe. C’est un poste qu’elle conservera jusqu’en août 1957, date de la dissolution arbitraire du Conseil municipal de Saint-André par le Préfet Jean Perreau-Pradier.
Son assiduité à la mairie est d’autant plus remarquée que son mari décède brutalement le 28 décembre 1945. Les compétences et la disponibilité de Marie Gamel la conduiront à faire fonction de maire peu avant le décès du maire, le docteur Raymond Vergès, survenu à son domicile de Saint-André le 2 juillet 1957.
C’est alors, à bord d’un car ‘’courant d’air’’, qu’elle se rend quotidiennement à la mairie distante de sa maison de quelque 4 km, effectuant souvent le trajet inverse à pied, l’unique véhicule de fonction de la commune n’étant pas toujours disponible. Candidate à sa réélection aux municipales partielles du 15 septembre 1957, elle est victime de la fraude organisée ouvertement par le Préfecture.
Conseillère municipale de Saint-André pendant 12 ans, Marie Gamel a été aussi conseillère générale du 2ème canton de cette commune du 13 novembre 1949 au 3 juin 1961. Sa première élection au Conseil général a eu lieu dans des circonstances qui méritent d’être sommairement rappelées.
Le premier renouvellement total de l’après-guerre du Conseil général de La Réunion s’est déroulé les 2 et 9 octobre 1949. Dans le 2ème canton de Saint-André, le candidat communiste André Hoarau, père de 9 enfants — dont Michel-Charles et Claude, bien connus des Réunionnais — élu dès le premier tour, est victime dans la soirée du 2 octobre d’une pneumonie, qui finira par le terrasser 19 jours plus tard.
Une Réunionnaise très engagée
Une élection partielle, à laquelle se présente Marie Gamel, a donc lieu le 13 novembre 1949. La popularité de cette dernière est telle que le candidat de droite au premier tour, Ariste Welmant, se retire purement et simplement. Seule à se présenter au scrutin du 13 novembre, Marie Gamel améliore le score d’André Hoarau de 185 voix.
Au cours de ses 2 mandats de conseillère générale, Marie Gamel participe à des débats relatifs à des dossiers extrêmement importants pour l’avenir du pays. Arrêtons-nous à un seul de ces dossiers : la fermeture du chemin de fer de La Réunion.
Devant la forte probabilité d’une fermeture prochaine du chemin de fer, les 1.600 agents du CPR (Chemin de fer et Port de La Réunion), dont 350 seulement sont titulaires de leur poste, se mettent en grève du 2 octobre au 3 novembre 1950. Au cours de cette période, l’arrêt de travail est également total chez les quelque 1.500 dockers du port de La Pointe des Galets.
Les grévistes d’octobre 1950 ne se trompent pas : le 27 décembre 1950, un décret signé du Président du Conseil des Ministres, René Pléven, dissout le CPR à compter du 31 décembre 1950, prétextant qu’il s’agit là d’une des conséquences de la loi du 19 mars 1946, f aisant de La Réunion un département français. La réalité est toute autre.
Le président du Conseil général, Roger Payet, avait en effet déclaré deux mois plus tôt, le 26 octobre 1950 : «Nous ne pouvons garder un organisme où l’esprit de revendication est devenu chronique». Déclaration faite sans consultation préalable des conseillers généraux.
Il est bon de préciser que la dissolution du CPR signifie son morcellement. Les branches rentables (ateliers, matériel naval, docks) sont concédées aux entreprises privées. Le chemin de fer, déficitaire, reste à la charge du Conseil général, qui se hâtera de s’en débarrasser pour lui substituer la route, source de profit pour le privé. D’où la nécessité de construire d’urgence la «route en corniche».
Des débats truqués
Le dossier «chemin de fer et route en corniche» vient en «débat» au Conseil général en décembre 1953, avril 1954 et juin 1958. À vrai dire, il ne s’agit que de pseudo-débats. Il faut savoir en effet que, d’octobre 1949 à septembre 1988, les élus communistes et apparentés sont exclus des commissions et des missions. En séance plénière, ils sont informés des décisions prises parfois par Paris, où la majorité dispose de puissants relais, parfois par la Préfecture; des décisions qui ne souffrent d’aucun amendement. Pour étayer mon affirmation, il suffit de se reporter aux procès-verbaux des séances de l’époque.
Ainsi, le 2 décembre 1953, il est fait état de la volonté de la majorité du Conseil général de construire au pied du Cap Bernard une «route en corniche» préalablement à la suppression du chemin de fer. Le groupe communiste, dont fait partie Marie Gamel, condamne sans appel ce monstrueux projet et en donne les raisons. Ce qui laisse de marbre la majorité. La «route en corniche» sera construite. Dangereuse et ruineuse, elle ne restera ouverte que pendant 13 ans (1963-1976).
Le 21 avril 1954, un nouveau débat truqué. Le président Roger Payet donne d’abord lecture des décisions prises par le préfet Pierre Philippe relatives aux différentes étapes de la fermeture du chemin de fer. Puis — ce qui n’était pas prévu à l’ordre du jour — le président lit le texte d’une motion qui se termine ainsi : «Le Conseil général (…) renvoie la décision à l’autorité de tutelle».
Sans le moindre débat, la motion — dont on ignore le nom du rédacteur — est mise aux voix. Aux protestations indignées du groupe communiste, le président réplique d’un ton ferme : «Votez, vous prendrez la parole après». «Vous commettez une lâcheté», lui crie le conseiller Henri Lapierre, pour qui s’en remettre au ministère, alors qu’il s’agit de la liquidation du chemin de fer, c’est apporter sa caution au «véritable crime qui se prépare». Malgré les vives protestations de l’opposition, la séance est levée après le vote de la motion (16 voix pour, 10 contre).
Le 17 avril 1958, le Conseil général est appelé enfin à donner son avis sur le mode de financement de la «route en corniche». «Une route large et moderne», nous avait assuré le préfet Pierre Philippe, qui en avait posé la première pierre le 16 février 1954. Et le préfet Jean Perreau-Pradier, présent à cette séance de 1958, d’en remettre une couche : «L’ouvrage sera peu vulnérable aux cyclones et aux raz-de-marée».
Quant au mode de financement, qui consiste à affecter à la «route en corniche» 50 % du fonds routier (alimenté par la taxe sur les carburants payée majoritairement par les plus pauvres), il «nous prive des moyens de moderniser l’ensemble du réseau routier de l’île», fait observer le groupe communiste. Un réseau routier en bien piteux état (426 km bitumés sur 1.632 km). Précisons que, d’un coût initial de 1 million 600.000 francs CFA, cette route coûtera finalement presque 2 fois plus cher. Est-il besoin de redire qu’il n’a été tenu aucun compte des observations du groupe communiste ?
De nombreux engagements
Parallèlement à son engagement dans les collectivités locales, Marie Gamel s’est aussi investie remarquablement dans les organisations syndicales, politiques et associatives de La Réunion.
Ainsi, lorsque se crée, le 30 novembre 1947, la fédération réunionnaise du Parti Communiste Français, elle y prend place au premier rang. La remarque vaut aussi lors de la transformation de cette fédération en Parti Communiste Réunionnais, les 17 et 18 mai 1959.
Par ailleurs, avec notamment l’employée de banque Isnelle Amelin et les sages-femmes Alicia Mazaka et Alice Peverelly, elle est co-fondatrice, le 8 novembre 1946, de la section réunionnaise de l’Union des Femmes Françaises (UFF); une organisation féministe fondée en France le 21 décembre 1944 par Eugénie Cotton, première femme française à obtenir en 1904 l’agrégation de physique.
L’UFF se donne pour but de réduire les inégalités entre hommes et femmes. Dans ce domaine, tout est à faire à La Réunion, où les femmes n’ont pratiquement pas accès à l’espace public et où, pour la plupart d’entre elles, la vie n’est qu’une longue souffrance. Marie Gamel préside l’UFF de La Réunion jusqu’au 14 septembre 1958, date à laquelle l’UFF devient l’Union des Femmes de La Réunion (l’UFR), dont elle restera une des dirigeantes.
Marie Gamel milite également au sein des syndicats de planteurs. C’est à ce titre qu’elle participe en 1955 aux côtés de Paul Vergès à la grande bataille visant à empêcher la fermeture de l’usine sucrière de Quartier-Français. Lorsque se constitue le 23 décembre 1956, sous la présidence de Bruny Payet, la Fédération des Syndicats de Planteurs de La Réunion, la vice-présidence de cette fédération lui est confiée.
Marie Gamel a évidemment été présente dans toutes les luttes visant à obtenir l’application à La Réunion de l’égalité des droits sociaux avec la France, comme prévu par la loi Vergès - de Lépervanche du 19 mars 1946. Des luttes qui ont duré un demi siècle et n’ont abouti qu’après son décès pour ce qui concerne l’alignement à La Réunion sur la France des allocations familiales (31 juillet 1991) et du SMIC (1er janvier 1996).
Ajoutons que les combats auxquels a participé Marie Gamel pour la défense des libertés lui a assurément apporté une immense satisfaction puisqu’ils ont débouché notamment sur un considérable assainissement du climat électoral à La Réunion. On peut citer aussi l’abrogation par l’Assemblée nationale unanime le 10 octobre 1972 de l’ordonnance Debré du 15 octobre 1960 faisant des fonctionnaires réunionnais des citoyens mineurs, victimes d’une ignoble répression.
«Un exemple pour tous»
Après une longue maladie, Marie Gamel s’est éteinte à son domicile de Saint-André, à l’âge de 94 ans, le samedi 25 août 1990 à 17 heures. Une foule d’amis et de camarades l’ont accompagnée au cimetière de la ville. Les dirigeants du PCR étaient presque tous là. On notait aussi la présence d’une délégation de la Gendarmerie Nationale.
L’éloge funèbre, prononcé par l’élu saint-andréen Yvon Virapin, s’achève par ces mots : «que l’engouement de celle qui symbolisait la vieille génération des lutteurs fidèles jusqu’à la dernière minute soit un exemple pour nous tous».
www.zinfos974.com