Beaucoup l’ignorent ; avant d’embrasser le journalisme, j’étais enseignant. Juste un CAP d’instituteur primaire, pas grand-chose diront certains, mais j’ai toujours été fier de mon titre d’instit’. Comme l’avaient été avant moi mon pépé Justinien, mes parents, Pierrot ou mââââme Fritz.
J’avais enseigné en qualité de prof de collège, trois années durant, à La Sakay. Une époque merveilleuse dont je vous reparlerai sous peu. De retour à La Réunion en 1973, j’avais travaillé successivement à Étang-Salé-les-Hauts, juste deux mois. Cela s’était très mal passé avec Georges Lépinay, le directeur et père de mon ami Jack.
Pugilat en règle à Piton Saint-Leu
Cet homme au caractère revêche (tu ne m’en voudras pas, Jack ?) avait eu maille à partir avec mon parrain, André, frère cadet de mon père. De chamailleries en prises de gueule, mon parrain avait flanqué son poing sur la figure de Lépinay ; conséquence logique, ce dernier n’aimait pas vraiment tout ce qui portait le nom de Bénard et me le fit bien sentir.
J’usai et abusai alors des congés-maladie grâce à la complaisance de mon vieux pote, docteur "Mélo". Ce qui ne manqua pas d’agiter la hiérarchie et je fus très vite invité à rejoindre l’école-collège (c’était encore confondu alors) de Chaloupe Saint-Leu où la délicieuse "madame Ginot", directrice, me confia la classe de cinquième-transition. Un de mes collègues n’était autre que le futur président du Conseil général, Jean-Luc Poudroux. Cet ancien condisciple du vieux lycée Leconte-de-Lisle était resté tel que je m’en souvenais et tel qu’il le restera même en accédant à ses hautes fonctions, un homme jovial, très simple, toujours à l’écoute des autres.
Après quoi j’effectuai une année au collège de Piton Saint-Leu. Où il m’en arriva une bien bonne : un matin, je béquillai ma grosse Moto Guzzi V7 devant le collège et… je dus ma battre contre un père bourré et son fils, bourré aussi, sous le fumeux prétexte que j’avais voulu faire expulser son triste rejeton du collège. J’pense bien : j’avais déniché, en fouillant les sacs, un couteau fabriqué par lui, aiguisé comme un rasoir, avec lequel il se proposait de me faire la peau.
À cette époque, je pratiquai judo et karaté shotokan et n’eus aucune peine à me débarrasser des deux malfaisants sous les applaudissements des élèves en rond autour du pugilat.
J’en conserve une reconnaissance éperdue à mon pote Claude Arnès, mon prof en arts martiaux.
Pour finir en beauté
J’effectuai encore un an en "quatrième terminale pratique", la classe des futurs "vie active", dans mon ancien collège Hégésippe-Hoareau à La Rivière. Après quoi, avec ma seconde épouse, nous décidâmes d’aller nous détendre les nerfs à Marla, Mafate.
Pourquoi Mafate ? Nous y étions plusieurs fois allés en excursion ; nous trouvions le coin d’une fabuleuse beauté, avions eu les meilleurs contacts avec les gens de là-haut et nous nous étions toujours dit qu’un jour, nous viendrions y enseigner. Histoire de finir en beauté une vie d’enseignants que nous ne comptions pas poursuivre ad vitam aeternam !
Oui mais… pour faire quoi après ? Voilà qui ne nous tracassait guère : quand on veut, on peut. Du moins à cette époque.
Redevenir flic ? Pourquoi pas. En 1970, je m’étais présenté au concours d’inspecteur de la Police nationale. C’était alors possible juste avec le Bac. J’y avais été reçu haut-la-main mais au dernier moment, j’avais préféré la brousse malgache à la jungle parisienne.
Le responsable des enseignants et de leurs nominations, au vice-rectorat, était ce brave Langlade, père d’amis de guitare. La tronche de Langlade lorsque nous débarquâmes dans son bureau dionysien !
Il ouvrit des mirettes grandes comme ça derrière ses grosses lunettes.
"Oté Jules… Tu veux vraiment aller là-haut ?"
Sa stupéfaction était compréhensible : personne n’avait jamais VOULU aller enseigner à Mafate. Il n’y avait jamais eu que des suppléants ou des remplaçants à qui on ne laissait pas le choix : « C’est ça ou rien ! Il n’y a plus de poste ailleurs ».
Contraints et forcés, les jeunes y allaient la mort dans l’âme. Certains ne tenaient même pas une semaine.
J’eus donc l’insigne honneur d’être un des deux premiers à se porter volontaires. Surpris mais ravi, le vieux Langlade signa illico ma nomination à La Nouvelle : j’aurais préféré Marla mais il y avait déjà quelqu’un.
Va pour La Nouvelle !
C’est ainsi que je partis pour Mafate en septembre 1976.
Ti-Cadet manque y laisser sa peau, sueur !
J’avais persuadé un pote enseignant, Ti-Cadet, d’Étang-Salé, des avantages d’aller là-haut : logés, pratiquement aucune dépense, donc économies, et loin des inspecteurs surtout. Il était donc « l’autre » premier volontaire et avait obtenu un poste à Grand-Place.
La rentrée étant fixée au mercredi 1er septembre, nous nous mîmes en route le lundi 30 août. Sa petite Abarth verte et ma Méhari jaune citron furent garées chez mamie Francia, à Cilaos et pompe Shadock, direction le Taïbit !
Il paraît qu’aujourd’hui, les enseignants de Mafate seraient secondés par hélico. Tant mieux ! Nous, à l’époque, c’est sac au dos qu’on se colletait avec la montagne.
Livres, cahiers divers, provisions de bouche (saucisses, boucané, do riz, huile, tomates en boîte, café en poudre), quelques litres de jaja (car fait froid parfois), dix cartouches de gauloises, mon Ibanez J-200… Cette fichue sacoche devait bien frôler ses quarante kilos mais j’étais jeune, grand et fort alors. Non ! je n’ai pas dit beau… même si je le pense.
Grimper le Taïbit avec cette charge de mulet sur les endosses, ça vaut son pesant de moutarde mais nous y arrivâmes. Haltes nombreuses. Cigarettes èk la raque i ressorte par ti morceaux. Pause à Marla, puis départ vers La Nouvelle où Ti-Cadet faillit laisser sa peau.
Je ne sais à quoi ressemble la maison forestière de La Nouvelle maintenant. À l’époque, c’était une grande et belle bâtisse à un étage, toute en tamarin, avec pièces réservées à l’agent technique de l’ONF, pièce pour les visiteurs et cuisine séparée. Nous nous y affalâmes fourbus, par terre, devant la cuisine.
Ti-Cadet sortit une pomme de son sac à dos. Avec la température en baisse en cette fin d’après-midi, elle était glacée et Ti-Cadet mordit dedans avec un plaisir non dissimulé. Et faillit en claquer.
Je le vis devenir blanc ; il porta la main droite à sa poitrine.
« J’ai mal. Je ne peux plus respirer ».
Et commença à se pencher en arrière. Comment se douter qu’il était sujet à une pleurésie ? Son organisme chaud, le corps étranger glacé, c’était fatal. Ce fut madame Titine qui le sauva. Titine et sa femme, des gens de Grand-Îlet, géraient pour le compte de l’ONF un petit comptoir d’approvisionnement sommaire, très sommaire : sardines Robert, huile, cigarettes, morue, charrette.
« Lu la ramasse plérésie. I fo boir’ d’pissa sinon sa lu lé mort ! »
Ben… on n’avait aucun remède de rechange. Ti-Cadet pissa dans un gobelet en plastique et, grimaçant à propos, « s’avala ».
« Lé pas bon ! » dit-il simplement. Mais il récupéra immédiatement des couleurs et se sentit mieux. La pomme finit dans le bac à ordures et Ti-Cadet voue une reconnaissance éternelle à cette brave dame grâce à laquelle il est toujours de ce monde.
Élèves absents pour cause de lentilles !
Le lendemain, Ti-Cadet partit pour Grand-Place. Je m’installai vaille que vaille dans la grande pièce prêtée aux excursionnistes par l’ONF, une vingtaine de lits métalliques se battant en duel, une atmosphère glaciale malgré le bois omniprésent, une sensation infinie de solitude. Que je tentais de combattre avec mes cassettes, Pink Floyd, Elvis, Kraftwerk, Deep Purple… je ne risquais pas de déranger grand monde.
Ma salle de classe me changea du confort relatif des salles de la côte, une grande pièce toute en longueur, large de quatre mètres à peine, à l’étage du bâtiment de l’ONF. Un autre instituteur arriva, au matin de la première journée, Jean-Claude Pounia. Sa salle à lui était derrière la mienne, du même acabit. Environ quarante élèves chacun, trois fois rien.
Dès le premier jour, nous reçûmes les parents, venus essentiellement nous expliquer pourquoi leurs rejetons seraient souvent absents jusqu’au mois d’octobre : il fallait bien garder les champs de lentilles contre les incursions des moineaux, martins et autres zoiseaux-béliers ! Que vouliez-vous que nous fassions contre ça ? Nous acceptâmes : ça n’aurait pas été le meilleur moyen de nouer de bonnes relations que de menacer les absents de sanctions.
Pounia et moi tentâmes d’effectuer ce pourquoi nous étions là, avec les moyens du bord, quelques livres chichement fournis par la mairie de la Possession dont La Nouvelle dépendait. Les mômes de là-haut ne détestaient pas apprendre mais on sentait nettement que c’était par pure politesse. On fit avec. Et ça marcha !
Ils ne savaient pas grand-chose, ayant été sous la férule permanente d’enseignants qui changeaient plusieurs fois en cours d’année scolaire. Parfois cinq ou six dans la même année, ce qui ne prédispose pas à des relations sereines avec les choses du savoir.
Un technicien forestier débile
Ça marcha donc. Pour une raison simple : les jeunes cerveaux n’étaient guère encombrés par des tonnes de connaissances et étaient donc un vivier favorable à l’implantation de toute nouvelle connaissance.
Notre souci essentiel, nous le rencontrâmes dans la confrontation avec le technicien forestier, H.G., adepte des théories lepéniennes dont il tentait de nous convaincre du bien-fondé. Le gaulliste que j’étais et le m’en-foutiste Pounia eûmes de nombreuses occasions de le rembarrer en nous fendant la gueule, ce qui n’améliora pas vraiment les relations avec ce triste sire.
Il possédait surtout un emmerdeur de berger allemand prénommé Jojo, qui se permettait de fréquentes incursions dans nos classes et restait planté à nous regarder lorsque nous préparions nos repas dans la cuisine commune du bâtiment.
Son maître partageait nos repas mais pas les fournitures ni les stations devant la cuisinière. Il mettait juste les pieds sous la table quand c’était prêt et, nous félicitant hypocritement pour nos talents culinaires, nous recommandant chaque fois de ne pas oublier la part du foutu clebs.
On ne pouvait même pas lui en vouloir, son maître lui enseignant juste « couché » et « attaque », lui laissant la liberté totale d’emmerder son monde. Plus d’une fois, le Jojo faillit se faire hacher menu par les gens du coin, lesquels admettaient mal que le chien allât faire un bout de conduite à leurs volailles en liberté. D’une façon générale, les habitants de Mafate n’ont jamais éprouvé qu’une sympathie très modérée envers le personnel de l’ONF. Sinon une franche hostilité enrobée d’envies de meurtres franchement avouées. Que je vous raconte…
Des projets de meurtre
Les relations entre ONF et Mafatais ont toujours été désastreuses. Pour un oui ou un non, les Ingénieurs des Eaux-et-Forêts faisaient pleuvoir sur les épaules de ces pauvres gens des cascades d’amendes plus que salées. Une chèvre égarée, une vache dans le Kelval, un champ de lentilles empiétant sur le sentier de randonnée et paf ! ça tombait comme à Gravelotte. Pour les chèvres, je comprends, ça bouffe tout. Mais une vache, n… de D…, ça n’épluche pas les tamarins-des-Hauts, que je sache.
Le plus sévère à ce petit jeu de gendarmes et voleurs, fut sans conteste le député-maire de Saint-Louis, Jean Fontaine. Haut fonctionnaire de l’ONF avant de venir sévir en politique. Une volaille en divagation, une chèvre mal attachée à son tourniquet, deux ou trois boeufs en pâture, il sortait son carnet à souches. Pas pour deux francs ; pour des centaines de francs que ces gens étaient bien incapables de payer. Donc prétexte à les envoyer devant le tribunal correctionnel.
Fort heureusement, un jour, se présenta un directeur de l’ONF appelé Miguet. Je sais que certains lui reprochent beaucoup, notamment l’introduction du cryptoméria du Japon chez nous.
Je vais dire à sa décharge que c’est lui qui a ordonné à ses troupes de foutre la paix aux habitants du cirque.
C’est ce qui a d’ailleurs sauvé la vie du sinistre premier député de l’île à s’abonner aux fauteuils du Front National dans ce théâtre appelé l’Assemblée nationale (authentique).
Car je peux vous l’avouer maintenant, mes amis de Mafate avaient DEUX sabres-à-cannes chez eux. L’un pour les travaux des champs. L’autre, aiguisé comme un rasoir, brillant car astiqué de frais chaque matin, plus lisse et réflectif qu’un miroir, soigneusement mis de côté pour le cas où on croiserait la route de Monsieur-l’Ingénieur-en-chef venu en tournée d’inspection.
Mes potes E. et G., besogneux planteurs de lentilles, petits pois et zharicots de Marla m’ont montré chacun le leur. J’aurais pu me raser avec. D’ailleurs, rien qu’en les manipulant avec des soins de jeune marié… je me suis coupé.
Le sieur Fontaine, ayant appris les projets nourris par les habitants de Mafate envers sa personne rebondie, ne venait plus là-haut qu’armé d’un 7,65 Manufrance et accompagné de quelques gardes-du-corps avec fusils à canons sciés. C’est plus maniable en cas d’embuscade dans un sous-bois.
Virés par un fonctionnaire infidèle !
Ma seconde femme vint me rejoindre quelques jours après la rentrée. Nous étions somme toute assez bien à La Nouvelle malgré les conditions d’hébergement. Le soir, c’était la musique, les échecs, les dames, le Super Master Mind… J’avais entrepris de suivre la Méthode à Dadi et me suis vite pris de passion pour la « guitare picking ». Ça commençait à venir pas mal. J’aurais dû continuer…
Un jour, un Inspecteur de l’ONF vint passer trois jours là-haut. Il vint accompagné d’une de ses maîtresses et nous dûmes dégager le dortoir pour lui laisser la place. D’après H.G., la compagne de son patron avait l’orgasme bruyant et son mec n’aurait pas supporté la présence d’auditeurs, fussent-ils involontaires. Il nous fallait donc partir pour une nuit au moins. Mais pour aller où ?
Sac au dos, nous allâmes alors passer la nuit chez l’ami Ti-Cadet à Grand-Place. Quatre heures de marche. Il nous fallut toute la journée du lendemain pour revenir. Constatant que l’ONF faisait peu de cas de l’enseignement des jeunes, nous choisîmes d’aller habiter à Marla.
Je sais, ça paraît con, dit comme ça. Travailler à La Nouvelle et habiter à Marla. Faut être biseauté… Les excursionnistes savent de quoi je parle : entre les deux îlets, alors, il n’y avait qu’un sentier rocailleux, « sablonneux, malaisé », par monts et par vaux, avec franchissements multiples de cours d’eau jamais à sec. Au bas mot une petite heure pour les meilleurs.
J’allais vite changer la donne…
Nous connaissions depuis longtemps Michel Maillot, agriculteur et boutiquier à Marla. Il disposait d’une cabane sommaire souvent louée aux touristes de passage. Voilà qui ferait notre affaire. Aussitôt dit…
Marla/La Nouvelle en 20 minutes !
Le logement se composait d’une cabane en « bois-sous-bois » avec un peu de tôle destinée à étanchéifier l’affaire, composée de deux pièces communicantes, le tout de 5 mètres sur 3. Nous louâmes l’ensemble. Notre cuisine fut vite construite : quelques galets, un bout de grillage par-dessus, pas de quoi effrayer un Yab militant.
J’avais modifié en conséquence l’emploi du temps de mes élèves de La Nouvelle avec l’accord de l’Inspecteur Crosson : ce serait du 7 heures/14 heures, avec juste une petite interruption d’une heure (de 11 à 12), le temps que les mômes aillent se restaurer. Les parents y virent un avantage majeur ; ils pourraient mieux utiliser leurs rejetons aux travaux des champs.
Je me levais donc tôt chaque jour, avalais mon café et rejoignais La Nouvelle le plus vite possible. Ce fut laborieux au début puis, avec l’entraînement, je me surpris à parcourir ces kilomètres de sentier au pas de course, de plus en plus vite ; jusqu’à arriver à effectuer le parcours en… 20 minutes ! Jamais été aussi fier de moi, les enfants.
Lorsque j’arrivais à Marla, riz blanc, daube chouchou, zaricots de Marla et rougail zandouilles. Sinonsa massalé zanguilles èk cari ti pois récoltés le jour-même. Quand c’était pas une friture de zandettes ensemb’ cari patate-chouchou… Y’a des façons plus con de perdre son temps.
(à suivre…)
Photos : Daniel Vaxelaire
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