Quand on voit des chefs de service hospitaliers démissionner, ça inquiète. Quand on voit des policiers se mettre en grève, on se dit que ça ne va pas fort. Quand on entend un Président de tribunal correctionnel intimer à Jupiter de descendre de son Olympe pour enfin écouter ceux qu’il est censé (!) écouter, là on comprend que plus rien ne va plus.
On ne fait pas le bonheur des gens contre leur gré. Ce n’est pas parce qu’on sort de l’ENA (équidés normalement abrutis), de Poly-machin-chose, Hypo-truc-zaffair ou des bureaux sur-climatisés des Rotchiass-et-autres, que l’on sait mieux que les gens ce qui est bon pour eux.
Depuis quelques décennies, aucun de nos présidents n’a daigné descendre à notre niveau pour savoir ce qui nous convenait. Ils dînent au Fouquet’s ou engloutissent langoustes sur zoumards. Leur ultra-libéralisme chéri leur suffit pour dire avec un aplomb insolent : « Je vais vous dire ce qu’il vous faut ». Ben non ! Vous ne savez rien de rien.
Bien fait ! Je l’ai bien cherché
Tous les corps de métiers entrent en révolution. J’ai eu l’opportunité de me rendre compte des désastreuses conditions de travail des personnels hospitaliers voici peu. Je peux vous dire qu’avec ce que l’on entend sur les services publics de santé et sur les ondes (monsieur C. surtout, pour qui tout va mieux que bien !), je n’étais pas vraiment rassuré pendant que l’ambulance du SAMU me conduisait à Bellepierre. Mais je l’avais bien cherché.
Il devait être sur le coup des 21 heures ; assis sur mon canapé, je regardais la télé et ai été pris d’étourdissements. Au lieu d’avoir la seule réaction convenable, à savoir m’allonger, j’ai commis l’immense connerie de me lever. Total des courses, je suis tombé sur le c… Et quand 85 kilos chutent d’une hauteur de 1m83, ça fait du bruit. Et mal. Si douloureux qu’il m’a été impossible de me relever.
Comme j’ai reçu une certaine éducation, je n’ai appelé personne : à partir de 19 heures et avant 8 heures du mat’, je ne dérange pas les gens. Conclusion, je suis resté toute la nuit sur le carreau de mon studio.
Gag : on se déshydrate vite, la nuit. J’ai dû ramper jusqu’au frigo pour trouver de l’eau. Deux heures d’efforts ; Guillaumet dans les Andes. À 8 heures enfin, j’ai vu débarquer des potes qui m’ont rallongé, sur le canapé ce coup-ci. Pompiers, Samu, ambiance, Bellepierre… le parcours normal d’un non-combattant, quoi.
« On se fait du souci pour vous »
La grande salle d’attente des Urgences était encombrée, civières par-ci, éclopés par-là ; un peu Boucan le dimanche en moins ensoleillé. En moins décontracté. Environ une trentaine de civières, mais un temps d’attente très raisonnable, car le personnel soignant, bien que débordé, se coupait en quatre pour ne pas faire rejaillir sur les patients leurs désastreuses conditions de travail.
J’ai attendu moins d’une heure, performance insigne, avant de passer à la radio. Ce qui m’a laissé assez de temps pour assister à des scènes qui, en d’autres temps, eussent été du plus haut comique. Comme ce gars, enfoui sous sa couverture, récitant en boucle le nom de son Créateur avec de lourds sanglots dans la voix. Puis, d’un seul coup d’un seul, entendant tintinnabuler son portable, se levait sur son séant et éclatait de rire dans son téléphone.
Je me souviens surtout d’un extraordinaire moment de tendresse…
Sur ma droite se tenait un quasi-moribond, un vieux Malbar de quelque septante années, maigre comme un Biafrais, qui n’avait moufté depuis son arrivée, juste avant moi. Une femme en uniforme, doctoresse ou infirmière, je ne sais et cela n’a pas la moindre importance tant sur dévouement est égal, s’est approchée de son grabat et l’a secoué gentiment par l’épaule.
« Monsieur ! Monsieur ! Réveillez-vous. Nous nous faisons du souci pour vous… »
Sa voix était très douce. Cette dame a insisté, insisté, sans jamais élever le ton. Elle s’y est reprise pendant au moins une demi-heure avant que cela ne suscite une légère réaction. Le vieil homme a sorti sa tête de sa couverture, remis son chapeau-la-paille en place et a commencé à passer ses mains dans la chevelure de la femme, très doucement, sans rien de grivois. Il était tout près de moi, je voyais ses yeux : on l’aurait dit contemplant quelqu’archange venu lui promettre l’Éden…
La dame l’a laissé faire, lui posant quelques questions à voix douce, pour s’assurer que ce vieil homme allait bien. Il l’écoutait, caressant ses cheveux à elle, puis ses joues… Elle est restée un temps infini à rassurer ce grand-père. Chapeau.
Les forçats de la civière
Aux mêmes instants, l’inévitable comique de service, pété comme un coing, tentait mille fois de se lever de sa civière. Ce qui devait arriver arriva, il s’est affalé en hurlant comme cent mille diables. Personne ne s’est interdit de rigoler, car il fallait bien comprendre qu’il était juste saoul comme une barrique de Juliénas. Mais avec cette redoutable obstination des poivrots, il tenait à prouver à la Terre entière qu’il était capable de se tenir sur pattes.
Là encore, infirmiers et brancardiers se sont précipités, non pour l’engueuler, mais pour le remettre sur son lit, ajoutant bonne dose de lanières de cuir pour l’empêcher de se rompre définitivement les ossailles.
Ce qui l’a aussitôt fait hurler comme le mec de Buridan.
Arriva mon tour d’être traîné à la radio. Je vis arriver deux lutteurs de foire, un devant, un derrière. À une vitesse de TGV, ils me conduisirent vers la radio. Mais, performance malgré la vitesse, je ne sentis jamais la moindre secousse. Ils faisaient vite, mais manifestement, ne voulaient pas m’abîmer plus que je ne l’étais déjà. Tout au long de ma décade d’hospitalisation, entre radios, scanners, dopplers, etc., j’eus nombre d’occasions d’éprouver le professionnalisme de ces brancardiers. Ils parcourent des dizaines de kilomètres au cours de leurs 12/14 heures de service quotidien.
Faut être costaud et pas con pour mémoriser ces dédales de couloirs : là au 7è où j’étais, il y a un labyrinthe pire que ParcourSup avant d’arriver aux ascenseurs. En bas, même topo. Mais ils ne perdent jamais patience, ces forçats de la civière.
La cuillère casse…
Ils me posent devant la radio et repartent, non sans avoir eu la courtoisie de me rassurer : « Nu sa rôde in aut’, mais nu arviens tout-de-suite, monsieur Bénard, tracasse pas ! » Façon de dire que ces brancardiers en sous-effectif n’oublient jamais rien ni personne. Tâche qui leur vaut 1.500 euros bruts mensuels. Ils sont les moins bien payés de tout notre système français de santé.
Après ma 1re radio, on me conduisit enfin à ma chambre, au 7è étage de ce blockhaus façon Maginot, tranchées en moins, connerie en plus. Pile pour le repas. Elles étaient deux infirmières pour restaurer une cinquantaine de patients.
On m’étendit sur mon lit dont l’une prit soin de relever le dossier… pas trop « car vous souffrez d’une fracture des lombaires, monsieur Bénard ». Toujours bon à savoir.
C’est là que je compris que le service restauration était l’une des pires souffrances que l’on pût imposer à un mec hospitalisé. J’espère que vous ne souffrez ni des côtes ni des zygomatiques, car… j’vous raconte pas. Ou plutôt si.
Dans le plateau à alvéoles contenant plusieurs choses indéfinissables (seul point commun, ça puait), je distinguais vaguement un truc ressemblant à une omelette. Les oeufs, j’connais. Je décidais donc d’attaquer ce truc blanchâtre et piquais gaillardement dedans.
« Clac ! » fait la fourchette dont le manche me reste dans la main. Vous avez déjà vu une omelette plus solide qu’une fourchette ? Moi pas. Pour les autres bizarreries du plateau, impossible de dire à quelle espèce appartenaient les trucs puants y afférents : viande ? légumes ? farine ? capote ? Je me rabats alors sur un yaourt peu compromettant. Au premier abord seulement. « Car après y avoir goûté, comme disait Jacques Baudouin, je regrettais que ça n’en fût pas ».
L’infirmière venue débarrasser le plateau eut cette seule remarque :
« Tiens ! Vous ne mangez rien ? Vous non plus ? Comme les autres ? »
J’en conclus que le service restauration servait aussi à renflouer les caisses de la Sécu (sinon de l’hosto) : il y a tant de restes non consommés par des malades, pas si fous qu’on le dit, que les appels d’offres doivent être juteux : Mangé cochon i coûte cher coméla.
Astérix légionnaire
Je ne suis pas le genre malade pénible. Je comprends les difficultés d’un métier dont chaque membre est responsable de la vie des autres. J’évite de geindre à la moindre contrariété. J’apprécie les moments où médecins et infirmières prennent soin de moi et ne leur en demande jamais plus.
J’apprécie moins le Noël que j’ai passé à Bellepierre.
Un dîner de Noël, « ça » ?
« Chez nous, on en a empalé pour moins que ça », disait le Teuton « d’Astérix Légionnaire ».
Mais j’aime la délicatesse du personnel toquant doucement à ma porte à minuit, venant voir si j’ai bien avalé mes médocs.
Lorsqu’on m’a installé cet instrument de torture, ce carcan, ce pilori, pardon… ce corset, le personnel, chaque jour, acceptait de me gratter la colonne vertébrale sur simple demande. Ils sont si habitués à la souffrance des autres que plus rien ne les surprend.
Ce que je veux souligner, pour finir, c’est que les malades ne s’aperçoivent jamais qu’il n’y a pas assez de personnel médical. Le peu restant fait tout pour ça, car leur conscience professionnelle et leur amour du genre humain les font aller au-delà de ce qui est exigible d’eux.
La preuve ? Lorsqu’ils ont opéré leur sit-in dans la cour du CHU, cela avait la forme… d’un coeur.
Vous nous aimez, médecins, infirmiers, brancardiers ? Je vous rassure : nous aussi.
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