Le cinéma, dans ces années là, était "la" grande distraction, pour ainsi dire la seule régulière. Il y avait bien quelque fête foraine ici ou là, un carrousel de temps à autre et c’est tout. La radio ? Elle émettait deux à trois heures par jour et les programmes n’étaient guère affriolants : "Une heure avec Luis Mariano"… "Une heure avec Michèle Arnaud"… Tandis que le ciné, ça c’était du sûr.
Du Casino à l’Odéon…
Nous apprenions par coeur la programmation des différentes salles de l’île. On la trouvait chaque jour en dernière page du Journal de l’Île de La Réunion de monsieur Fernand Cazal.
Une anecdote au passage : nous avions collé un visage sur le nom de monsieur Cazal, celui du bonhomme de la publicité Chevillard. On apprit bien plus tard qu’il n’en était rien.
Cette liste, accolée à la programmation de Radio Saint-Denis, donnait les programmes des différentes salles permanentes : Le Casino, futur Ritz, le Plaza et le Rio pour Saint-Denis ; le Cristal à Saint-Benoît ; le Splendid à Saint-Paul ; le Rex et le Roxy à Saint-Pierre (Ciné Porno-Mario n’est venu que bien plus tard) ; le Plaza à Saint-Louis ; le Concorde à La Rivière ; le Métro et l’Eden au Tampon ; l’Odéon à Saint-Joseph ; cinéma Le père Hauck à Cilaos… j’en oublie certainement car il y en avait plus d’une vingtaine à travers l’île alors.
Dans ces années, les films ne nous parvenaient qu’avec plusieurs années de retard après leur sortie en métropole. Ils arrivaient par bateau. Deux sociétés se partageaient alors le marché de l’importation et, saine concurrence, elles se faisaient un devoir de n’importer QUE de bons films. Raison pour laquelle, même en étant fauchés comme un champ de lentilles par les zoiseaux béliers, nous avions acquis très vite un goût incurable pour le bon cinéma et une culture idoine.
"Coqué-coqué-coqué marmailles…"
Même les plus démunis s’arrangeaient souvent pour économiser quelques sous aux fins de cinéma du samedi. Et lorsqu’ils n’y arrivaient pas, la resquille faisait l’affaire. Les ouvreurs ne se montraient jamais méchants. Eux-mêmes chichement rémunérés, savaient ce qu’être pauvre voulait dire, et laissaient filer entre leurs grandes pattes bien des mômes aux regards brillants de convoitise.
Au cinéma Concorde du père Collette, à La Rivière, le filtrage des entrées était confié à Grand-Mico, une manière de balaise de deux mètres, aux mains comme des battoirs de bûcheron, dont le kaki des vêtements avaient bien du mal à contenir une musculature dissuasive.
Grand-Mico avait été un des nervis de choc de mon papa. Un énorme sourire illuminait son farouche visage quand il voyait débarquer "z’enfants ti-Jules", accompagnés de Dédé, de Jo, et quelques autres camarades des "paillotes champs de cannes". Il laissait passer la flopée de marmailles comme une volée de tec-tec. Nous nous installions dans le poulailler et attendions l’instant béni en écoutant les galéjades des adultes, certains pleins comme des moules de Saint-Leu.
La meilleure de toute cette époque, nous l’avons entendue dans la bouche baveuse d’un brave zabitan de Tapage pété au rhum du Gol. Il y avait une chanson publicitaire alors, généreusement diffusée sur Radio Saint-Denis, à la gloire du Coca-Cola, nouvellement introduit dans l’île. Il me semble que Loulou avait été payé pour cette commission inavouable. A moins que ce ne fût Julien Vauzelle ?
Elle disait, sur un rythme de calypso lent : "Coca-coca-coca-cola, ça l’ bien bon pou zot’ l’estomac". On admirera la richesse des paroles!
Ben ce génial poivrot, devant l’auditoire époustouflé, s’était levé péniblement de sa banquette (elles n’étaient pas capitonnées alors), chancelant, hilare, et avait entonné des paroles de sa composition :
"Coqué-coqué-coqué marmailles, ça lé bien bon pou zot zaffair-là !" L’auditoire était écroulé ; les femmes riaient sous cape, le rose du plaisir aux joues.
Eh ! Les joies de l’esprit sont tout de même les plus belles, non ?
Alala garçon, là !
A Cilaos, le cinéma paroissial, appelé "cinéma le père Hauck" car géré par ce brave capucin, avait un statut un peu spécial. Il s’approvisionnait auprès des distributeurs locaux mais avait également son propre fournisseur, diffusant ainsi des films jamais passés dans les autres salles. Je me souviens avoir vu un film d’aventures sur la vie d’Ignace de Loyola, grand pourfendeur de mécréants avant de devenir le glaive flamboyant de Jésus.
Le père Hauck se chargeait en personne des entrées et, à sa décharge, il faut dire qu’il laissait passer bon nombre de ses ouailles qu’il savait sans grand argent. Il n’y perdait guère au change, sa générosité faisant augmenter la foi de ses ouailles et la fréquentation de la belle Notre-Dame-des-Neiges. Ainsi que les contributions aux quêtes et autres deniers du culte, je suppose.
La participation à ce qui se passait sur l’écran était parfaite, le public s’investissant totalement dans l’action. Le héros du film s’appelait toujours "Garçon", selon l’ami André-Maurice, un dérivé de "Kit Carson" peut-être, authentique héros américain et un de nos personnages de BD favoris. Chaque fois que paraissait le héros sur la toile blanche, les soupirs de contentement s’élevaient dans la salle. Le moindre coup de poing d’Eddie Constantine, de Jeff Chandler, de Randolph Scott, de John Payne ("Payne", pas Wayne), se scandait d’un "Allez !" vibrant et prolongé. De vrais shootés de cinéma !
Le cinéma alors, se vivait aussi bien au-dehors que dans la salle. Nous allions ainsi régulièrement tourner autour des salles de projection, histoire d’enrichir nos collections de bouts de pellicules.
A La Rivière, par exemple, la salle de projection était accessible par un escalier extérieur en colimaçon. C’est au pied de cet escalier que le projectionniste jetait les bouts de pellicules issus des raccords effectués lors des changements de bobines. Nous nous jetions dessus et tentions de reconnaître quel acteur pouvait bien figurer sur ces négatifs.
En y repensant, nous jouions là à "Cinéma Paradiso" avant la lettre.
Nous passions aussi de très longs moments à admirer et commenter les photos-annonces placardées sur de grands panneaux protégés par les grilles ajourées des salles. Lorsque j’y repense, cela évoque inévitablement pour moi le petit gosse-à-la-canne peint par Truffaut dans "La nuit américaine". Et c’était bien ça : nous étions tous proprement des shootés de ciné !
Un de nos émerveillements venait largement des affiches placardées dans l’entrée. Elles nous faisaient rêver comme les romans de Jules Verne par leur immense pouvoir évocateur. Quelques-unes sont restées dans nos mémoires et pourquoi celles-là plutôt que d’autres ? Mi conné pas…
Dans le hall d’entrée du vieux Plaza de Saint-Denis, il y avait l’affiche d’un film d’épouvante avec Abel Salazar, acteur espagnol aussi beau et effrayant que notre ami Christopher Lee, les crocs bien en évidence et le regard épouvantable. Si quelqu’un se souvient du titre… Une autre, au vieux Casino de Romuald Robert (homme d’une gentillesse proverbiale), montrait Vincent Price, l’idole des rockers et monstre irréprochable, enfonçant les pinces d’un étau à main bien acéré, dans le cou d’une vieille femme affolée. "Le musée des horreurs" ? P’têt bien.
A Saint-Joseph, quand notre vieille Mémé Anéa nous emmenait à l’Odéon, le dimanche après-midi, nous passions de merveilleuses minutes, Michel, Alain et moi, à décortiquer les portraits d’Eddie Constantine ou Johnny Weissmuller, le premier Tarzan d’une longue lignée.
"Petite valse" et "Biguina coco"
Histoire de nous faire patienter, on nous mettait de la musique, souvent les derniers succès du jour. Mais dans ces années 50/60, fallait pas s’attendre à du Armstrong ou de l’Elvis. Non ! Restons français, que diable. Alors, on écoutait « Allez savoir pourquoi » de nos célèbres Compagnons de la chanson, ou "Brigitte Bardot-Bardot" de Dario Moreno, chanter turc déguisé en latino par ses producteurs.
Il arrivait parfois, miracle ! que l’on nous serve quelques airs locaux. C’est encore au Plaza que nous avons découvert le très joli petit calypso "Biguina coco" de Claude Vinh San, sinon le tordant "Rythmes typiques" de Vauzelle.
A La Rivière, on bouillait d’impatience en attendant que retentisse le "ding… ding… ding…", les trois premières notes de "La petite valse" (joliment reprise par Marcel Dadi, des décennies plus tard). Un énorme aaaaahhhhh !!!!!) de félicité s’élevait : ça allait commencer.
On attendait l’apparition d’Alan Ladd, l’inoubliable Shane de "L’homme des vallées perdues", un des meilleurs westerns de tous les temps ; du grand Johnny Weissmuller dans "Tarzan l’homme singe" ; ou encore Anthony Quinn dans "Attila fléau de Dieu".
Le BCG du centurion
Ce n’est que bien plus tard que nous avons appris que ce film n’était qu’une vaste fumisterie : Anthony/Attila, aux portes de Rome, impressionné par l’aura mystique du Pape venu à sa rencontre, fait son mea culpa et s’en retourne dans ses steppes arides. Qui aurait osé douter du pouvoir divin du saint Père ?
Il revint à M. "Ouloulou" Monteil, notre vénéré prof d’histoire-géo, de rectifier le tir : c’est en Champagne, aux Champs Catalauniques, à des milliers de kilomètres de Rome, qu’Attila s’est ramassé une pile sévère avec le centurion roman Aétius.
Plus tard encore, nous avons appris à nous méfier du m’en-foutisme yankee concernant l’authenticité historique, comme de voir un Colt pacemaker (commercialisé en 1873) pendant la Guerre de Sécession ; qui s’était achevée en… 1865 !
Mieux encore, une trace de vaccin BCG sur l’épaule d’un centurion du 3è siècle ap. J.-C., sinon un bracelet-montre oublié au poignet d’un Wisigoth d’Alaric.
Mais tout ça ne vaudra jamais, dans un "Godzilla" de série 392 bis, l’inscription "Miniature Norev" sous un train expédié ad patres par l’irascible lézard en carton-pâte !
Weissmuller, de Tarzan à Jim-la-Jungle
Nous apprenions par coeur les noms de nos acteurs favoris. Les Jacques Sernas de « Hélène de Troie », très beau et très lâche Pâris ; le ténébreux Raf Vallone ; Fernandel, impayable Ali Baba ; et les sublimes Silvana Mangano, et sa copine Antonella Lualdi, qui nous avait laissés sur le cul en exhibant ses suggestives touffes de "Riz (pas) amer"…
Même nos héros vieillissants, nous continuions de les aimer. Comme lorsque Johnny Weissmuller devint trop enveloppé pour continuer d’incarner Tarzan. Il campa alors un très honorable Jim-la-Jungle, sorte de Tarzan bedonnant en short kaki et casque colonial.
Les salles de cinéma avaient souvent leurs héros involontaires et ça nous ramène à un célèbre sketch de Daniel Vabois.
Un brave homme nommé Cologon avait obtenu de Romuald Robert l’autorisation, avant le début de séance et à l’entracte, de passer entre les rangées de fauteuils en bois, vendre ses cornets de pistaches grillées. Une aubaine pour lui comme pour nous.
Il fabriquait ses cornets dans du papier à lettres que vendaient tous les Chinois alors, des feuilles quadrillées à petits carreaux, vendues à l’unité pour trois fois rien.
Il avait été vite surnommé "Cologon papier à lettres", surnom qui fusait lors de ses pérégrinations entre les travées. Un jour, excédé par cette irrévérence, il se tourna vers quelqu’un qui venait ainsi de l’interpeller :
"Cologon papier à lettres ? Ton monmon z'enveloppe !"
Jules Bénard
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