Zinfos974 : Vous souvenez-vous de votre première réaction à la lecture du dossier Leroy en 2021 ?
Me Eric Dugoujon : Après l’étonnement que suscite immanquablement ce dossier extraordinaire, c’est le challenge que représentait cette affaire qui m’a immédiatement motivé. Nous avancions dans un domaine où le droit était flou et le but ultime était de permettre, potentiellement, de ramener à la vie dans quelques siècles des personnes décédées. Cela nécessitait d’imbriquer le droit funéraire et la liberté de conscience constitutionnellement garantie.
M. Leroy tenait énormément à ce projet, il avait une vraie détermination. C’est le projet de toute une vie pour lequel il a beaucoup sacrifié; pour le droit de disposer de son corps après sa mort. Pour un avocat, c’est toujours passionnant d’avancer en terrain compliqué pour faire valoir les droits de son client.
Vous arrivez à un moment où le dossier Lise Leroy végète depuis 21 ans et la mort de sa fille vient réactiver la préfecture sur les deux situations. Abordez-vous les deux cas de la même manière ou sont-ils traités différemment ?
De la même manière. Lorsque nous sommes saisis, le Préfet mettait en demeure mon client de procéder sans délai à l’inhumation ou à la crémation des deux corps. La problématique juridique était identique.
11 septembre 2023 : Congelés depuis des années, les corps de Lise Leroy et de sa fille ont quitté La Réunion pour les USA
Quelle est la difficulté (ou les difficultés) majeure qui émerge à votre prise de connaissance de l’historique ?
L’obstacle le plus sérieux résidait dans la législation funéraire nationale. Le droit français n’autorise que deux modes de sépulture : l’inhumation ou la crémation. Aucune place pour la cryogénisation qui n’est même pas envisagée. Mais les textes sont muets sur la question de savoir s’il est permis à un citoyen français d’expatrier le corps d’un défunt vers un pays où un autre mode de sépulture, telle que la cryogénisation, est autorisé.
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Lise Leroy est morte en 1999 à Saint-Denis. Elle a enfin rejoint sa dernière demeure en août 2023, aux Etats-Unis
Êtes-vous alors confronté à une forme de vide juridique ?
Tout à fait, le dilemme était de savoir si l’Etat était en droit de s’opposer au choix d’un citoyen de bénéficier d’un mode de sépulture certes interdit en France mais légal ailleurs, aux Etats-Unis en l’occurrence; ce qui nécessitait le transport du corps vers ce pays et cela constitue en soi un autre problème.
Notre argumentaire consistait à se baser sur la liberté de disposer de son corps et d’organiser ses funérailles qui sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme. La jurisprudence du Conseil d’Etat (Arrêt Martinot du 6 janvier 2006) avait par ailleurs considéré que la volonté de conserver un corps par un procédé de congélation constituait la manifestation d’une conviction protégée par la liberté de conscience garantie à tout citoyen par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme. Dès lors, nous considérions que si la cryogénisation n’est effectivement pas un mode de sépulture valable en France, à-partir du moment où cela est autorisé ailleurs et que notre client manifestait, dans le cadre de sa liberté de conscience, sa volonté d’y avoir recours, l’Etat n’avait pas le droit de s’y opposer dès lors qu’il n’y avait aucun préjudice pour l’intérêt général.
Est-ce que vous vous appuyez à ce moment-là sur les décisions de justice ayant traité les rares cas de cryogénisation de citoyens français ?
Non, cette problématique n’a jamais été tranchée en droit national à ma connaissance. Les arrêts du Conseil d’Etat Martinot (2006) ou Leroy (2001, pour le cas de la mère) ne concernaient que l’hypothèse où les héritiers souhaitaient conserver par un procédé de congélation les corps sur le territoire national, chez eux; pas le cas où le transport du corps vers un pays autorisant la cryogénisation était demandé.
Au lieu de ferrailler de référés en recours, une voie intermédiaire s’ouvre avec une phase de concertation avec le tribunal administratif. Expliquez-nous l’originalité de cette procédure, pourquoi est-elle déclenchée et à la demande de qui ?
Quand je prends en charge le dossier, nous étions en situation d’urgence, avec une mise en demeure ferme du Préfet. Il ne s’agissait alors pas de négocier mais de contester cette décision. Ce que nous avons fait par deux recours, au fond et en référé (pour qu’il soit statué rapidement), sévèrement motivés en droit.
Suite à notre recours, compte tenu du fait que le droit n’était pas si clair et intégrant l’enjeu émotionnel fort pour mon client, M. Leroy m’a demandé de tenter une médiation avec l’administration qui y a répondu positivement. Nous avons convenu que nous nous désisterions du recours en référé et qu’un délai nous serait accordé pour procéder au transport des corps. Délai qu’il n’a pas été possible de tenir pour des questions logistiques et que nous avons dû renouveler régulièrement auprès des autorités.
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Lise Leroy et ses enfants Joëlle et Michel
En parallèle et pendant des mois, vous êtes confronté à une forme d’impatience de la préfecture qui pose régulièrement des ultimatum à M.Leroy pour faire inhumer ses proches. Quelle est alors votre stratégie ?
La préfecture souhaitait que le dossier aboutisse dans les meilleurs délais pour éviter de maintenir cette situation en zone grise. L’administration n’est pas si froide et rigide qu’on le pense parfois. Elle est composée d’hommes et de femmes qui sont là car ils croient à l’intérêt général ; que l’intérêt collectif prime sur les intérêts particuliers parfois égoïstes. Lorsque nous avons expliqué la détermination de M. Leroy, sa bonne foi et les difficultés rencontrées pour mener à bien ce projet extraordinaire, les sous-préfets successifs ont su faire preuve de compréhension et d’humanité. Ils ont donc accepté les délais supplémentaires pris. En cela, M. Leroy et moi-même tenons à remercier le corps préfectoral pour la gestion judicieuse de cette affaire.
Après l’échec du transport des deux containers prévu le 25 octobre 2021 en l’absence d’autorisation d’entrée aux Etats-Unis, est-ce que vous doutez de la réussite du projet dans sa totalité ?
Hônnêtement oui. Je n’ai jamais eu de doute sur la détermination de M. Leroy et la mienne mais les obstacles logistiques étaient énormes. Imaginez, il nous a fallu échanger avec le service juridique de la compagnie aérienne et valider toutes sortes de clauses dérogatoires, le fournisseur de glace carbonique, les arrêtés de la préfecture de la Réunion autorisant la sortie des corps, l’autorisation de l’ambassade américaine pour que tout soit prêt le même jour, celui du vol… qui comprenait en plus un transfert de Paris vers les Etats-Unis. Il y a eu des difficultés mais nous sommes parvenus à synchroniser tous les intervenants qui n’avaient aucune expérience de ce type de déplacement ni de travailler de manière coordonnée entre eux.
Quel est le moment décisif qui vous a fait dire que le projet allait cette fois-ci aboutir ?
Lorsque M. Leroy m’a appelé pour me dire qu’il avait pu se recueillir une dernière fois avant le départ des corps de ses proches. Nous y étions enfin !
Est-ce que les sentiments ont leur place devant une juridiction administrative ? Dans le cas Leroy, est-ce une carte que vous avez jouée lorsque les textes n’étaient pas de votre côté ?
L’office de la juridiction administrative est de dire le droit, avec toute la rigidité que cela peut comporter. Dans notre cas, nous avons pu traiter le dossier sans faire trancher le juge, en concertation avec l’administration qui prend nécessairement en compte la situation des personnes.
M.Leroy a-t-il bénéficié d’une certaine bienveillance du fait qu’il s’agissait d’une demande dans laquelle intervenait une forme de croyance à laquelle il est impossible de s’opposer, même pour une administration ?
Il ne s’agissait pas de bienveillance ou de générosité de la part de l’administration. Dans l’incertitude juridique, face à une affaire originale qui n’entre pas dans les cases habituelles mais qui n’est pas illégale, il est évident que l’aspect émotionnel important de ce dossier et son côté atypique ont conduit l’administration à faire des efforts pour s’adapter aux contraintes notamment logistiques du projet et respecter la liberté de conscience de M. Leroy.
Est-ce que par sa longévité ou d’autres aspects particuliers, ce dossier fera jurisprudence dans le droit administratif ?
Malheureusement non car le Tribunal n’a pas eu à statuer. Et à ma connaissance, le problème n’a jamais été tranché par les juridictions administratives.
Que retenez-vous de cette histoire et qu’avez-vous appris de la juridiction administrative et des institutions qui ont pris part à cette aventure bien malgré elles ?
Si votre projet est raisonnable, qu’il est fondé et bien présenté et qu’il ne nuit pas à l’intérêt général, il faut être optimiste, même s’il s’agit d’un cas unique. Il ne faut pas voir l’administration comme un mur insensible ; nous sommes un pays de liberté et de tolérance ; les choses, lorsqu’elles sont bien expliquées, peuvent avancer.