Ne suis-je pas un Réunionnais ? Pour répondre positivement à cette question, je m’appuie sur une définition donnée par un Réunionnais de souche en la personne de Jean-Claude Fruteau. Dans une interview publiée le 14 mars 2012 dans la presse locale, l’ancien député-maire socialiste de Saint-Benoît avait donné la définition suivante : « Un Réunionnais, c’est quelqu’un qui vit à La Réunion, quel que soit son lieu de naissance »[1]. Mais lorsque j’ai eu l’impudence de me présenter comme Réunionnais sur les réseaux sociaux et notamment sur Facebook, le 3 octobre 2017, il en est résulté quelques réserves et parfois même des critiques, quolibets ou sarcasmes. Manifestement, cette revendication semble poser problème à certaines personnes qui ne l’entendent pas de cette oreille. Imaginez le dialogue suivant entre moi-même et l’un de mes contradicteurs, parmi les plus déterminés, en sachant déjà que vais utiliser tous les arguments possibles pour soutenir ma thèse.
– D’emblée, j’invoque le critère juridique de la « durée suffisante de résidence » qui est officiellement reconnu en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française. Je suis en effet arrivé à La Réunion le 10 juillet 1967 et, depuis cette date, je n’ai plus quitté ce charmant pays. Cela fait ainsi plus de 50 ans que je vis à Saint-Denis, une ville où, comme tout un chacun, je paie chaque année – rubis sur l’ongle – les impôts qui alimentent les budgets des collectivités territoriales réunionnaises : région, département, communes. De même, cela fait plus d’un demi-siècle que je participe, en ma qualité de citoyen français résidant à La Réunion, à toutes les élections municipales, départementales et régionales, sans oublier les élections législatives et européennes. Alors, ne suis-je pas un Réunionnais ?
– La réponse de mon détracteur est négative : « Désolé, M. André ORAISON, cela ne suffit pas ! ».
– Je ne me décourage pas pour autant car j’ai d’autres cordes à mon arc. Je fais appel à un autre critère qui est peut-être encore plus accrocheur que le précédent : celui de l’intérêt qu’un individu doit porter à La Réunion pour mériter son statut de Réunionnais. Je nourris donc ma plaidoirie en jouant la carte professionnelle. En ma qualité d’enseignant en droit public, de directeur de mémoires et de thèses, j’ai contribué au cours des cinq décennies écoulées – avec mes éminents collègues de l’Université de La Réunion – à former plusieurs milliers d’étudiants qui occupent tous maintenant des postes importants en métropole ou à La Réunion dans l’administration d’État, dans les administrations des collectivités territoriales (régions, départements communes), dans les banques, les compagnies d’assurances et les grandes entreprises nationales comme la SNCF ou EDF. Avec mes collègues, je suis fier d’avoir contribué à former des jeunes Réunionnais qui sont devenus, par la suite, avocats, conseillers juridiques, huissiers, journalistes, magistrats, notaires, professeurs dans des collèges et des lycées et même maîtres de conférences à l’Université de La Réunion ! Alors, ne suis-je pas un Réunionnais ?
– Cette fois-ci, la négation est acerbe : « On ne vous doit rien à La Réunion, M. André ORAISON. N’avez-vous pas reçu une très belle surrémunération pour faire ce que vous deviez faire ? ».
– Là, j’encaisse le coup sans broncher : j’ai trop souvent entendu dire que les « Zoreils » sont friands des Outre-mer pour des raisons qui seraient essentiellement financières (primes de vie chère par-ci, primes d’éloignement par là !). Mais je reviens à ma lubie ou tocade en jouant toujours la carte du devoir accompli. En ma qualité de chercheur, j’ai enrichi mes connaissances sur La Réunion, le bassin sud-ouest de l’océan Indien et l’océan Afro-asiatique dans les domaines les plus divers : droit, économie, géographie, histoire, littérature, musique, religion, sociologie. Par le dépouillement d’ouvrages et d’articles dans les archives et les bibliothèques ainsi que par des visites sur le terrain et des rencontres avec une multitude de responsables politiques et syndicaux, il en est résulté plusieurs dizaines de travaux publiés dans des revues scientifiques (françaises ou étrangères).
Depuis l’an 2000, je publie chaque année des études de droit et de science politique concernant directement La Réunion et les États de l’Indianocéanie dans la Revue Juridique de l’Océan Indien (RJOI) qui est éditée par l’Université de La Réunion. Je précise que pour rendre mes travaux accessibles au grand public, je n’ai pas hésité, de surcroît, à faire une cinquantaine de conférences et à publier plus de 250 «
Libres opinions » ou «
Tribunes libres » dans les quotidiens locaux (
Le Journal de l’île, Le Quotidien de La Réunion, Témoignages) et dans des journaux de pays voisins comme
Al-watwan aux Comores,
Le Mauricien ou
La Tribune de Madagascar. Alors, par l’intérêt obsessionnel et permanent que je porte à La Réunion et à son environnement indianocéanique, ne suis-je toujours pas un Réunionnais ?
– «
Ma réponse est non M. André ORAISON. Je répète que vous avez été grassement payé pour faire des travaux de recherche… plus ou moins scientifiques et plus ou moins utiles à La Réunion ! ».
– Je fais semblant de ne pas avoir entendu cette critique assassine et je continue mon plaidoyer. Tout en continuant à jouer la carte professionnelle, je vais progressivement glisser sur un autre registre en invoquant la carte sociale que je considère comme indispensable dans un département qui vit sous perfusion. Depuis que l’administration de l’Université de La Réunion m’a fait comprendre que j’avais atteint un certain âge, «
une certaine limite au-delà de laquelle mon ticket n’était plus valable », j’ai dû bon gré mal gré partir à la retraite en 2008.
Mais si j’ai quitté l’Université, j’ai néanmoins conservé toutes mes facultés ! Cela me permet de poursuivre des recherches en droit et en science politique, de continuer à faire des conférences et de rédiger des articles sur La Réunion et les États membres de la Commission de l’océan Indien (COI). Je précise que depuis mon départ à la retraite, je me suis plus encore immergé dans la vie locale réunionnaise en apportant une contribution certes bien modeste mais toujours bénévole aux travaux d’associations à vocation culturelle ou humanitaire comme la Ligue des Droits de l’Homme, Amnesty International, les Amis de l’Universités ou encore le Comité Solidarité Chagos La Réunion (CSCR) dont je suis membre. Alors, ne suis-je toujours pas un Réunionnais ?
– «
Vous êtes finalement agaçant et prétentieux comme un grand nombre de vos collègues, M. André ORAISON ! Pour tout vous dire, votre insistance crasse commence à être désobligeante ! »
– En désespoir de cause, je fais alors allusion au critère familial. Pour étayer ma requête par des arguments plus personnels, j’ose déballer ma vie privée : j’indique à mon interlocuteur que j’ai été marié à deux reprises à des Réunionnaises et que j’ai un garçon créole né à Saint-Denis en 1985, lors de mon second mariage. Ma dernière compagne qui a deux ravissantes filles créoles est aussi une Réunionnaise qui a vécu à Manapany-les-Bains, la belle cité balnéaire chantée par Luc Donat, «
le Roi du Séga » ! Dois-je enfin préciser pour enfoncer le clou que dans mon testament déjà établi, en 2016, chez un notaire réunionnais (un notaire qui fut l’un de mes brillants étudiants) mes seuls héritiers sont mon fils créole et mes deux belles-filles créoles ? Alors ne suis-je pas enfin pas un Réunionnais ?
– Mon détracteur semble en avoir marre d’entendre ce qu’il considère comme une antienne rabâchée par une vieille baderne (j’ai à peine 76 ans !). Toutefois, en ricanant, il concède que je mériterais tout au plus un titre de « Réunionnais
honoris causa », c’est-à-dire un titre honorifique qui est en fait un titre de Réunionnais au rabais, alors que je prétends à une égalité réelle avec les natifs de La Réunion.
– C’est là que je commence à m’échauffer et finis par poser ce qui est – tout bien pesé – la question idoine : «
Mais qu’est-ce qu’il faut donc faire encore pour être un authentique Réunionnais ? ».
– «
Eh bien, M. André ORAISON, c’est simple. Mais vous auriez dû me poser cette bonne question dès le début de notre entretien ! La réponse est évidente : il faut tout simplement être né à La Réunion ».
– Face à une réplique aussi péremptoire que définitive, mon désaccord est total. Mettez-vous à ma place : je ne suis pas né à La Réunion mais à Tunis (le 4 octobre 1941) ! La réponse qui m’est donnée ne me satisfait pas et appelle aussitôt une autre question qui s’impose à la suite d’une regrettable tendance à l’exclusion susceptible de remettre en cause l’harmonie et la paix sociale qui prévalent dans le département français des Mascareignes. La voici en une phrase que je balance tout de go à la figure de mon contempteur impénitent : qui peut vraiment se targuer d’être Réunionnais dans une île à l’origine totalement désertique, puis peuplée par vagues successives par des populations originaires d’Afrique, d’Asie et d’Europe et, de surcroît, fortement métissées au triple plan biologique, culturel et linguistique ? La belle définition donné par Jean-Claude Fruteau – «
Un Réunionnais est quelqu’un qui vit à La Réunion, quel que soit son lieu de naissance » – me paraît être la seule qui puisse résoudre ce problème de sémantique dans le contexte historique spécifique de formation de la société réunionnaise.
– En sachant que je vais sérieusement aggraver mon cas, j’ajoute que la définition donnée par Jean-Claude Fruteau me paraît être un excellent slogan pour combattre le recours à ce qu’on appelle la «
préférence locale à l’embauche » dans ce «
carrefour de civilisations » qu’est le premier département français de l’océan Indien. Les mesures discriminatoires pour la sauvegarde et la promotion de l’emploi local n’ont pas de raison d’être dans la société «
arc-en-ciel » de La Réunion, une société multiethnique, multiconfessionnelle et multiculturelle depuis les premiers jours de son peuplement, il y a maintenant plus de 350 ans ! Parce qu’elles sont contraires au principe d’égalité qui est profondément enraciné dans la conscience des Français depuis la Révolution de 1789, ces mesures discriminatoires sont d’ailleurs interdites dans les collectivités territoriales ultramarines régies par l’article 73 de la Constitution : c’est-à-dire en Guadeloupe, en Guyane, à la Martinique, à Mayotte et à La Réunion. Pour lutter contre le chômage de masse qui est malheureusement bien réel à La Réunion, il y a une flopée d’autres moyens à mettre en œuvre comme le soulignent les excellents rapports élaborés par le préfet Jean-Marc Bédier et le député Patrick Lebreton, respectivement les 30 avril 2012 et 4 décembre 2013, sans oublier les réformes institutionnelles qui s’imposent à La Réunion et que j’ai eu l’occasion d’exposer à plusieurs reprises dans des revues juridiques et la presse locale [2].
– Pour désarçonner mon adversaire, je balance enfin ma carte maîtresse. Je lui avoue fièrement que je viens d’acquérir un soutien de poids pour consolider ma religion. Comme argument suprême, je cite l’opinion d’une figure désormais incontournable de la vie politique locale en la personne de Bernard Grondin qui vient d’être élu chef du Gouvernement de l’État réunionnais, le 5 novembre 2017. Dans une
interview accordée à la presse locale, cette haute personnalité – anticolonialiste et indépendantiste – a en effet défini en des termes particulièrement bien frappés ce qu’il faut entendre par Réunionnais :
«
Pour moi, en tant qu’indépendantiste, il y a une définition identitaire. Si out papa et out maman lé Réunionnais, ou lé Réunionnais. Si seulement un des deux parents est Réunionnais, ou lé Réunionnais. Si ou lé né en France et out parents lé Réunionnais, ou lé Réunionnais. Maintenant, si tu viens d’ailleurs et que tu habites La Réunion depuis longtemps (ou pas trop longtemps) et que ou vive en Réunionnais, ou lé Réunionnais aussi. Nous lé pas dans l’exclusion ! » [3]
– Et bien voilà ce que j’aurais aimé entendre dire au début de notre face-à-face par mon opposant obstiné ! Avec une telle caution officielle, je me sens enfin pleinement Réunionnais. Dès demain, mon cœur va certainement battre la chamade comme le ferait un tsunami car je vais téléphoner au chef du Gouvernement de l’État réunionnais en personne pour lui annoncer ma gratitude pour sa définition libérale du Réunionnais. Certes, je ne franchirai pas le Rubicon : je n’adhérerai pas à «
l’Organization popilèr po libèr nout pei » (LPLP), sa petite formation politique qui aura encore – on peut s’en douter – beaucoup à faire pour le triomphe de ses idées. Mais dès à présent, je m’engage à reprendre à mon compte le slogan de Bernard Grondin et de tout citoyen qui entend être respecté à La Réunion, quelle que soit son lieu de naissance : «
Mi di zot tout : Nou lé pa plis, nou lé pa mwin, respekt a nou ! ».
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[1] D. CHASSAGNE, « Préférence régionale : et si on finissait par trancher ? Les élus sont favorables… », Le Journal de l’île de La Réunion, mercredi 14 mars 2012, p. 15.
[2] A. ORAISON, « Les limites à la préférence régionale à l’embauche dans les Outre-mer (Analyse critique des dispositions discriminatoires proposées par certains responsables politiques et syndicaux en vue de réduire l’ampleur du chômage à La Réunion) », Revue Juridique de l’Océan Indien (RJOI), 2015, n° 21, p. 99-131.
[3] D. CHASSAGNE, « Dossier. Un jour La Réunion sera indépendante », Le Journal de l’île de La Réunion, dimanche 26 novembre 2017, p. 11.