La nouvelle du décès de Daniel Lallemand, survenu ce lundi 18 mars 2019 à midi, m’a beaucoup affligé. Et cela d’autant plus qu’un entretien téléphonique avec son épouse début mars m’avait persuadé que l’issue fatale n’était pas imminente. Connaissant Daniel depuis près de 70 ans, pendant lesquels de solides liens d’amitié se sont tissés entre nous, je me fais un devoir de lui rendre l’hommage qu’il mérite.
Daniel Lallemand est né à L’Entre-Deux le 10 juin 1925. Sa mère, receveuse des PTT, rêvait pour lui d’une brillante carrière dans la fonction publique. Il en avait les moyens. Après des études primaires dans différentes écoles du Sud de l’île, il franchit les portes de l’unique lycée de La Réunion : le lycée Leconte de Lisle, où il a comme condisciples Jacques et Paul Vergès, Raymond Barre, Damase Legros pour ne citer que les plus connus.
Après l’obtention du baccalauréat et 12 mois de service militaire effectué au Port, il entreprend à Paris des études supérieures de lettres, qui seront couronnées de succès. En 1949, il décroche notamment une licence d’allemand. À Paris, il est chargé chaque année de l’accueil des étudiants réunionnais ; d’ailleurs il est cofondateur de «l’association des étudiants réunionnais et du comité de liaison des associations d’étudiants coloniaux».
Ces structures qu’il fonde et anime lui permettent d’avoir, à son retour à La Réunion, l’expérience nécessaire à une insertion rapide dans le monde associatif réunionnais (syndicat, parti politique…).
À La Réunion, où il obtient un poste de professeur en 1953, il adhère rapidement à la Fédération réunionnaise du PCF, dont il devient un militant exemplaire.
Un militant politique exemplaire
Enseignant, Daniel est particulièrement bien placé pour faire le constat suivant : en dépit des investissements lourds effectués dans l’édifice scolaire réunionnais, celui-ci ne produit que des résultats décevants dont les victimes sont généralement les élèves d’origine modeste. Pour lui, aucun doute n’est permis. Les inégalités scolaires sont pour l’essentiel imputables aux inégalités sociales. Ce sont celles-ci qu’il faut combattre. D’où la nécessité d’occuper la plus grande place possible sur la scène politique, en commençant par combattre la fraude électorale.
Dans cette lutte visant à aboutir à des scrutins honnêtes, Daniel n’a reculé devant aucun sacrifice. Je le revois devant le bureau centralisateur de Saint-André à l’occasion des municipales du 15 septembre 1957. Il demande aux CRS massés aux abords des bureaux de vote d’interdire l’accès à la cour aux gros bras porteurs de galets. Devant le silence total de ces curieux responsables de l’ordre et de la sécurité, Daniel se place lui-même au portail afin de dissuader les nervis de s’en approcher. Il est rapidement cerné par ces derniers, qui le blessent sérieusement, sous les yeux des CRS et des gendarmes. Il se voit obligé de quitter son poste pour se rendre à l’hôpital.
Le 8 décembre 1957, jour des élections municipales à La Possession, il se rend seul et à pied au Bras de Sainte-Suzanne, où fonctionne l’unique bureau de vote du cirque de Mafate, qui n’a pas encore ouvert ses portes à midi. Là aussi, il doit dresser un constat d’échec total. Il opte alors pour le recours à d’autres moyens.
Le 18 novembre 1962, jour des élections législatives, il est mandataire de son parti dans un bureau de l’Ecole Centrale, le 9ème bureau dionysien, présidé par Maurice Chane-Kune, adjoint de Gabriel Macé. Au moment du dépouillement, il surprend le président remplissant à l’encre une liste d’émargements. Il bondit et passe sa main sur la liste fraîchement émargée, en signe de protestation. Il est aussitôt arrêté et conduit au commissariat ; un peu plus tard, il se présente au tribunal correctionnel, où il est condamné le 20 avril 1964 à 6 mois de prison (avec sursis), à une amende de 100.000 francs et à la perte de ses droits civiques pendant plusieurs années.
Voilà un arrêt qui décrédibilise la Justice. Une Justice qui n’hésite pas à condamner celui qui dénonce une fraude alors que le Conseil Constitutionnel devait annuler les élections du 18 novembre en soulignant qu’elles ont été truquées dans 2 circonscriptions sur 3. Ce qui devait provoquer de nouvelles élections le 5 mai 1963 et permettre à Michel Debré d’entrer à l’Assemblée nationale.
Au PCR, Daniel Lallemand siégeait au Secrétariat, la plus haute instance du parti, où il se fait remarquer par son assiduité. Il siégeait évidemment aussi au Bureau politique et au Comité central de son parti. Au sein de ces instances, il soulignait notamment l’importance de combattre avec énergie la politique économique du gouvernement à La Réunion ; une politique qui peut être résumée comme suit : transfert de capitaux publics à La Réunion et retour d’une grande partie de ces capitaux en France sous forme de capitaux privés.
Résultat : faute de tenir compte de l’avis des Réunionnais partisans d’investissements dans les secteurs créateurs d’emplois pérennes, le développement économique de l’île n’est pas assuré et le chômage gagne du terrain. Il convient d’avoir alors en tête ces mots du chanteur québécois Félix Leclerc : «le meilleur moyen de détruire un homme c’est de le payer à ne rien faire».
L’ordonnance du 15 octobre 1960 avant la lettre
Le combat que mène Daniel Lallemand pour le respect des droits les plus élémentaires de ses compatriotes irrite fortement le préfet de La Réunion, Jean Perreau-Pradier, qui s’emploie à éloigner de La Réunion l’enseignant «rebelle». Une opportunité s’offre au préfet en 1960.
À sa demande et pour des raisons qui lui sont personnelles, Daniel Lallemand enseigne à Marseille pendant l’année scolaire 1959-60. En mai 1960, il demande et obtient sa mutation pour La Réunion. Avec femme et enfants, il est en transit à l’hôtel lorsque le 9 août, juste avant de prendre l’avion, un télégramme du ministère de l’Éducation nationale l’informe que l’arrêté le mutant à La Réunion est annulé. Deux jours plus tard, il reçoit un arrêté le maintenant à Marseille.
Toutes ses démarches en vue de rentrer à La Réunion étant vaines, il demande fin août 1960 à enseigner au Dahomey. Là aussi, tout se passe bien ; il obtient sans difficultés les autorisations nécessaires pour se rendre au Dahomey. Il est sur le point de quitter la France lorsqu’une lettre du ministère de l’Éducation nationale lui apprend que son détachement au Dahomey n’est pas possible.
Iris, l’épouse de Daniel, enseignante elle aussi, demande alors à servir à La Réunion, où résident ses parents âgés et malades. Satisfaction lui est donnée. Afin de l’accompagner, Daniel se met en congé de convenances personnelles. Et c’est avec un grand soulagement que toute la petite famille foule le sol de La Réunion le 24 février 1961.
Début mars 1961, Iris est à son poste à Saint-Denis, tandis que Daniel obtient du vice-recteur l’autorisation de remplacer un professeur en congé pour une durée de 6 mois.
Après tant d’épreuves, quelle satisfaction de se retrouver dans son île, se disent les époux Lallemand. Mais le 20 mai 1961, Iris reçoit du vice-recteur une lettre l’informant qu’il se trouve dans l’obligation de la remettre à la disposition de l’inspection académique de la Haute-Savoie, où elle exerçait avant son retour à La Réunion.
Une radiation arbitraire des cadres
Le vice-rectorat ne répondant plus à ses courriers, Iris s’adresse au tribunal administratif de La Réunion, qui lui donne entièrement raison le 4 avril 1962. Mais entre temps, elle sera restée durant des mois sans poste et donc sans traitement.
Pendant que son épouse se défend avec une remarquable énergie, le sort de Daniel est réglé comme suit : le ministère met fin à son congé de convenances personnelles, bien qu’il en ait demandé et obtenu le renouvellement.
N’ayant pu obtenir du prof d’allemand qu’il se mette à genoux, le pouvoir a recours une fois de plus à l’arbitraire : sans qu’aucune procédure disciplinaire n’ait été engagée contre lui, un arrêté ministériel daté du 25 novembre 1961 le radie des cadres des enseignements classiques et modernes.
Fin novembre 1961, Daniel Lallemand adresse au ministère de l’Education nationale une longue lettre qui se termine ainsi : «le poste que vous m’enlevez aujourd’hui, le peuple réunionnais demain me le rendra…».
Après s’être consacré pendant une quinzaine d’années à «Témoignages», dont il est rédacteur en chef pendant la clandestinité de Paul Vergès, et après avoir travaillé pendant cette période dans un collège privé et donné des cours particuliers à son domicile, Daniel Lallemand devra attendre l’élection de Giscard d’Estaing à la présidence de la République et la rentrée de septembre 1976 pour être réintégré dans l’Éducation nationale.
Mais le grave préjudice qui lui a été causé demeure car il n’a pas bénéficié d’une reconstitution de carrière qui lui aurait permis d’avoir une retraite à taux plein. Sans risques d’erreur, on peut affirmer que Daniel Lallemand a été victime de l’ordonnance du 15 octobre 1960 – plus connue sous le nom d’ordonnance Debré – avant la lettre.
Que tous les proches de Daniel veuillent bien trouver ici l’expression des sincères condoléances de ses camarades de combat, en particulier celles et ceux qui, en raison de leur âge, n’ont pu tous assister à ses obsèques ce mercredi 20 mars.
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